Le 4 novembre dernier, Françoise Enguehard, recevait un doctorat honorifique de l’Université Mount Saint-Vincent de Halifax, Nouvelle-Écosse. Vous avez été nombreux à suivre la cérémonie en direct et à écouter le discours qu’elle a adressé aux diplômés. Pour ceux et celles qui n’ont pas pu suivre ce moment, voici son discours traduit en français. Bonne lecture!
“Pour vous dire la vérité, j’ai l’impression d’avoir voyagé dans une machine à remonter le temps et de débarquer, ici, aujourd’hui dans une autre réalité. Il y a 45 ans et deux mois, presque jour pour jour, j’arrivai sur ce campus comme étudiante. J’avais 16 ans et je venais de quitter mes îles françaises de Saint-Pierre et Miquelon et ma famille pour la toute première fois de ma vie. Mon anglais était académique – beaucoup de grammaire et de connaissances formelles, très peu de capacité à communiquer. Entre septembre et décembre 1973 – à l’exception d’une courte visite d’un membre de ma famille – je ne vis aucun francophone et je dus me débrouiller en anglais du mieux possible tout en m’adaptant à une toute nouvelle vie, à une autre culture et à d’autres traditions. La tâche était ardue parfois, mais au moment de rentrer à la maison pour Noël, je parlais un anglais acceptable et les choses allèrent de mieux en mieux durant le deuxième semestre.
Seule dans ma chambre de Evaristus Hall, surtout pendant les très longues fins de semaine durant lesquelles mes amies retournaient chez elles, j’avais amplement le temps de réfléchir à ce que j’allais faire de ma vie. J’étais déjà très consciente du fait que je n’avais aucune ambition particulière et aucune idée de mon avenir. Pour reprendre Jean d’Ormesson, « j’avais du goût pour l’existence, sans en avoir l’emploi. » Je savais ce que je ne voulais pas être : une enseignante comme ma mère, ma grand-mère, mon grand-père et même mon arrière-grand-mère, et je savais ce que je rêvais de devenir : un écrivain. Le refus d’une honorable profession et ce que je considérais, à l’époque, comme un rêve irréalisable, ne m’offraient pas grande vision d’avenir. En fait, j’enviais ceux qui avaient une dévorante ambition : comme un de mes amis qui, tout jeune, savait qu’il voulait devenir chirurgien orthopédique. À 13 ans, il mettait son plus jeune frère sur la table de cuisine et faisait mine de l’opérer. Parti à 16 ans, comme moi, de Saint-Pierre et Miquelon, il devint le plus grand chirurgien orthopédique de France et passa sa vie à opérer et à parcourir le monde pour enseigner son art.
Rien de tout cela dans mon cas et je me souviens que je m’inquiétais de mon avenir et de ce que j’allais en faire. Mes parents, mon père surtout, avaient insisté sur la nécessité d’avoir une profession à moi de façon à ne jamais dépendre d’un homme. Dans ce domaine, mon père était très en avance sur son temps! 45 ans plus tard, l’université qui, la première, m’a accueillie au Canada me remet ce doctorat honorifique, ce qui signifie que j’ai bien dû réussir à faire quelque chose de ma vie.
Alors, que vous dire pour vous encourager en ce moment très important de votre vie? Croyez-moi, depuis qu’on m’a appris que je devais prononcer un discours, préférablement inspirant, de 10 minutes, , j’ai repensé à ma vie pour trouver quels conseils vous offrir.
Voici donc ce que je peux vous dire :
Depuis toujours, je suis avide de connaissance.
Dans tous les domaines. Avec l’âge, je me suis également rendue compte que je m’intéressais davantage à ce qui était éloigné de mes intérêts littéraires. Comme, par exemple, à la fin des années 70, ma détermination à lire « Une brève histoire du temps » de Stephen Hawkins, en version originale en anglais. La tâche fut rude! J’ai dû relire certains paragraphes 3 ou 4 fois pour tenter d’appréhender les concepts. Je ne suis pas sûre d’avoir complètement saisi la physique quantique ou le mur de Planck, et je serai bien incapable de l’expliquer, mais j’ai beaucoup appris. Dans un domaine plus terre à terre, j’ai aussi appris à coudre, d’ailleurs j’avais coutume de dire que j’étais plus fière de mon diplôme de couture que de ma maîtrise en littérature puisque cette dernière n’était que ce qu’on attendait de moi et le diplôme de couture totalement insolite.
Ayez soif de connaissance tout au long de votre vie! Peu importe le diplôme que vous recevez aujourd’hui. Et plus cette connaissance sortira de votre champ d’expertise, mieux ça sera. Parce que personne ne devrait cheminer dans la vie sur un étroit sentier qui n’offre qu’une seule et unique perspective sur la vie et l’univers.
Très tôt, on m’a encouragée à être curieuse, très curieuse.
Bien sûr, comme la majorité des enfants, je posais beaucoup la question « pourquoi ?», mais au fil des années « pourquoi » est devenu mon mot préféré. Pourquoi? Why? Porqué? Et, de fait, j’ai gagné ma vie comme journaliste en posant cette question et en avançant des réponses. Et ce qui peut sembler simple, ne l’est pas du tout. Avoir une telle révérence pour le mot « Pourquoi? » exige de dépasser une nouvelle en apparence toute simple pour chercher les faits; tous les faits. Cela exige d’essayer de comprendre des idées et des gens qui n’ont rien en commun avec notre vie et nos croyances et de chercher D’ABORD ET AVANT TOUT, du contexte.
Je me souviens, il y a longtemps, d’avoir lu l’autobiographie du grand journaliste canadien, Knowlton Nash. Il était un fervent partisan du contexte. « Sans savoir qu’il y a bien peu de bois de chauffage au Japon et bien peu de bois disponible pour un poêle de cuisine, impossible de comprendre la cuisine japonaise » écrivait-il. Je n’ai jamais oublié cette phrase. Mais laissez-moi vous donner un exemple plus proche de nous. L’été dernier, vous vous en souviendrez, beaucoup de personnes perdirent la vie au Canada durant des vagues de chaleur successives, surtout au Québec. Mais pourquoi au Québec et pas dans la province voisine d’Ontario? La vérité c’est que le Québec est tenu, par la loi, de compter les victimes de vagues de chaleur et de rendre les chiffres publics. Si vous ne le savez pas, il serait facile de penser que le Québec a fait preuve de négligence ou, à tout le moins, que la province n’était pas prête à faire face à cette situation.
Donc, avant de tirer des conclusions sur quoi que ce soit, avant de suivre les foules, avant de vous laisser mener par des supérieurs ou des élus, demandez-vous « pourquoi? » et assurez-vous d’avoir du contexte.
Je n’ai en moi pas une seule once d’esprit scientifique.
Si la poésie, la musique, les romans, les nouvelles ou la philosophie me ravissent, les chiffres, l’algèbre et la géométrie me laissent de marbre. Pourtant, j’ai un point en commun avec les scientifiques : un esprit d’analyse. Mon entourage, mon école et cette université, entre autres, m’ont aidée à développer cette capacité d’analyse qui est, selon moi, un outil primordial qu’on doit développer et nourrir. Il a toujours été important et utile de pouvoir penser de façon indépendante et avec rigueur, mais c’est aujourd’hui plus indispensable que jamais pour se préserver des nouveaux périls de notre société : pour se défendre contre les fausses nouvelles, contre les dérives despotiques de stupides présidents, contre les foules populistes et les démagogues. À mon avis, aujourd’hui, notre capacité d’analyse est le dernier rempart qui reste pour tenir en respect la noirceur et l’aveugle soumission au pouvoir.
Le diplôme que vous recevrez bientôt indique la voie que vous avez choisie. Mais vous êtes, avant toutes choses, un être humain, membre d’une famille, citoyen, électeur, membre d’une communauté. Et la chose la plus importante que vous puissiez faire de votre vie est de vous servir de ce pouvoir d’analyse pour vous forger votre propre opinion, pour vous tenir debout tout seul et, parfois, pour vous lever à la défense des autres.
Il semblerait que j’ai fait bien des choses de ma vie et je n’ai pas fini. J’ai enseigné, malgré tout, parce que les réfugiés vietnamiens sont arrivés à Terre-Neuve en 1979 et qu’il fallait des professeurs d’anglais langue seconde. Je suis devenue journaliste parce que j’adore écrire, raconter des histoires et poser la question « pourquoi? ». Je suis devenue porte-parole du peuple acadien parce qu’il fallait une voix forte en Francophonie. En d’autres mots, j’ai fait bien des choses différentes au gré des besoins et des opportunités.
Vous devrez sans doute faire de même et vous devez vous préparer à changer de carrière plusieurs fois. On pensait autrefois que c’était le signe d’une carrière manquée de changer ainsi de direction dans la vie, aujourd’hui, bien au contraire, c’est un signe d’adaptabilité, de créativité et d’esprit d’initiative. Lorsque l’occasion se présentera, allez-y!
Pratiquez la bienveillance
Et finalement, un tout dernier conseil : pratiquez la bienveillance. J’ai commencé à écrire parce que je me préoccupais de ma famille, de mes racines, de mon patrimoine et que je voulais préserver notre histoire. J’écris parce que j’aime mes personnages, qu’ils aient existés ou non. Je me suis lancée dans le journalisme parce que la vérité m’importe, parce que j’aime expliquer les faits et parce que j’aime les gens, ces gens que mon cher mentor de Radio-Canada, James Bamber, qualifiait ainsi : « les gens vrais, ceux et celles qui ne sont pas payés pour répondre à nos questions. » Enfin, je me suis engagée en francophonie parce que je suis préoccupée par les droits et par les difficultés des minorités et parce que je suis convaincue que nos sociétés doivent être jugées sur la manière dont elles s’en occupent.
On ne se trompe jamais en faisant preuve de bienveillance. Faites-en la base de tout ce que vous ferez : essayez de comprendre l’Autre, levez-vous face à l’injustice, utilisez votre cerveau pour aider votre prochain, intéressez-vous aux circonstances et aux épreuves qu’ils vivent. Parce qu’en fin de compte c’est en pratiquant la bienveillance qu’on donne du sens à une vie bien remplie.
Merci.”