Cinq heures de route entre en Moncton et la Baie Sainte-Marie. Mon séjour sera court, il faut que j’optimise. Des kilomètres de forêt rouge et orange s’enchaînent… Concentrée, je me répète ce que j’ai lu avant de venir: en 2018, le Comté de Clare fête ses 250 ans. En 1768 Joseph Dugas et Marie Robichaud fondaient Pointe-de-l’Eglise. Depuis leurs descendants bataillent et font vivre et évoluer une culture jadis arrivée de France. Largement métissée au fil des ans. Il faut que je comprenne comment ça se concrétise.
Pour me plonger dans l’ambiance, sur la route, je me passe en boucle deux albums de Grand Dérangement. Autant vous dire qu’avec “C’est pas un pays” et “le Reel à Dan” en continu, quand je me suis garée devant la Maison des Anciens Combattants de Saulnierville j’avais du violon dans la tête et des fourmis dans les jambes.
La semaine dernière, on avait planté le décor : C’est où la Baie Sainte-Marie ? ça ressemble à quoi ?
Souffler sur les braises
Ça tombe bien… J’arrive en plein dans la fin de semaine “Célébrations du Patrimoine Vivant“. Samedi 29 septembre, 14h00 : initiation à la danse callée. Dans la salle polyvalente au sol en bois verni et dotée d’une belle scène de spectacle, Natalie Robichaud, la directrice de la Société Acadienne de Clare, organisatrice de l’événement, est sur le pied de guerre. Avec elle, Philippe Jetté, acadien du Québec, médiateur culturel, et “transmetteur” de danse callée. Une quinzaine de dames sont déjà présentes.
C’est quoi ça, la danse callée ? Une tradition qui existe toujours au Québec et qui se perd à la Baie Sainte-Marie. Il en reste une étincelle, une minuscule braise sur laquelle il faut souffler doucement pour faire reprendre le feu. C’est ce qui explique pourquoi on est là. Ces danses traditionnelles se pratiquent par groupe de quatre. Elles se déroulent au rythme de ce que le calleur (l’animateur) va annoncer. Il le dira d’une façon très codifiée c’est pour ça que ça s’apprend. En parlant-chantant il énonce ce qu’il attend des danseurs. A cette initiation on apprend à la fois les pas de danse et le rôle de calleur. Je le verrai bien aussi à Miquelon où on danse le quadrille traditionnel, qui ressemble aux danses enseignées ce jour-là.
En tout quatre heures d’apprentissage et de pratique, accompagnées par des musiciens locaux, le groupe Pieds à Terre. Des musiciens âgés d’une petite trentaine d’années. Avec eux, un très jeune garçon de 6-7 ans, Tristan qui rythmait à la cuillère en bois. Au fil de la soirée d’autres personnes se joignent au groupe, et au final on est une bonne quarantaine de personnes, de tous âges. L’ambiance est excellente. Entre deux “crochets à droite” une danseuse me lâche : ” ah! J’aime ça quand ça grouille !!!”
Je coche des cases mentalement :
- un cours de danse traditionnelle,
- de nombreux participants,
- de “vrais” musiciens, en direct,
En terme de vitalité culturelle ça donne un petit indice ça, non ?
Pour Natalie, qui porte cette “résurrection” sur ses épaules ça fait partie “d’une thérapie communautaire. La danse, ça transforme les gens. On voit comme tout le monde s’amuse ensemble. Ça donne de la confiance. Bien sûr c’est un gros défi de relancer les danses callées dans une petite communauté éparpillée sur 50 kilomètres de long, mais on va y arriver”.
“Parler la langue qui vient de mes tripes”
Le lendemain, c’est causerie, à l’Université Sainte-Anne (Pointe-de-l’église).
Une université pour une communauté de moins de 10 000 âmes ??!! Je coche une autre case.
Ah !… l’Université Sainte-Anne. Elle a tout d’une grande, pourtant elle est … petite, on compte moins de 500 étudiants sur le campus de la Baie. C’est un épicentre culturel, connu et reconnu dans la francophonie des Amériques. En plus de proposer des cours “classiques” elle accueille chaque année de très nombreux groupes en immersion francophone. Fondée en 1890, aujourd’hui dotée de 5 campus dans la province, c’est un incontournable de l’Acadie de Nouvelle-Ecosse.
C’est là qu’on retrouve quatre personnalités qui pèsent :
- Georgette Leblanc, de Clare. Poète officielle du Parlement Canadien (on en reparlera),
- Chad Comeau, un jeune homme plein d’idées lumineuses pour dépoussiérer ce qui aurait besoin de l’être (on en reparlera itou)
- Jocelyne Comeau, pilier parmi les personnes très impliquées dans la cause acadienne
- et Natalie Robichaud, qu’on connait déjà,
On se trouve tout de suite dans le vif du sujet. Comme si les intervenants reprenaient, là où ils l’avaient laissée, une conversation qu’ils avaient régulièrement : le rapport des Acadiens à leur langue et à leur histoire. Je suis la seule participante non canadienne, je me fais toute petite, j’ai l’impression d’assister à une discussion très intime,
J’entends dire ici que les Acadiens manquent de confiance en eux.
Qu’ils doivent s’affirmer davantage et oser leur “parlure”.
Voici ce qu’en dit Jocelyne Comeau :
En quelle langue parler en 2018 ? un français standard, presque perçu comme une langue apprise ou le français de la Baie qui vient du fond de l’âme ? L’enjeu est important, il ne s’agit pas moins que la survie du français dans la région et donc de l’identité des gens d’ici. Ce n’est pas rien.
Le français de la Baie Sainte-Marie est bien plus qu’un “français avec un accent”. Il a sa grammaire et son vocabulaire; pas forcément compréhensible pour une personne non acadienne de passage. Je vous invite à écouter la radio CIFA (en lien sur la page d’accueil de l’Heure de l’Est) vous vous rendrez vite compte que ce n’est pas le français parlé dans la Péninsule Acadienne, ce n’est pas du chiac non plus et je ne crois pas que l’accent soit le même que celui du Cap Breton. Tout simplement, cette façon là de parler le français est unique. La langue du XVIIème siècle est toujours là, comme un double-fonds. Cette façon d’utiliser “point” pour dire “ne … pas”, d’accorder en -ions les verbes à la troisième personne du pluriel (ils allions) …
En voyant les pyramides, Napoléon a déclaré : “Du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent” ! Alors que dire du français de la Baie ??? Nul besoin d’être linguiste pour apprécier et entendre ces tournures qui ont disparu du français standard et qui s’entendent partout ici.
- Comment on fait quand une partie des mots qu’on utilise dans la vie de tous les jours sont des archaïsmes pour les autres locuteurs ?
- Comment fait-on lorsqu’on est une artiste, en l’occurrence une poétesse ? quelle langue utiliser pour écrire ? Georgette Leblanc répond :
” Ça m’a pris une maîtrise et un doctorat pour oser écrire dans mon français. Pour être intègre en tant qu’artiste, il fallait que j’écrive dans ma langue à moi. Je ne fais pas ça pour la cause acadienne. Je veux juste parler mon français. Comme David Bowie ! Lui écrivait en anglais … moi je veux écrire dans ma langue, celle qui vient de mes tripes. A la Baie, je suis majoritaire avec mon français”.
Et ça, ça sonne comme un accomplissement mais qui ne tiendrait qu’à un fil.
Un fil entre les mains de la communauté toute entière et surtout, dans celles des jeunes à qui il revient de reprendre le flambeau de la francophonie et de l’identité Acadienne. On vous en a parlé à l’occasion d’un article sur Grand Pré et ça sera le sujet de notre troisième article.
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BONUS !!! Pour le plaisir et pour vous mettre l’accent dans les oreilles, écoutez donc le spot publicitaire (assez génial il faut bien le dire …) :
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Cet article fait partie d’une série que l’Heure de L’Est consacre à la Baie Sainte-Marie | Pour ne pas manquer la suite, à venir très prochainement, abonnez-vous à l’Heure de l’Est. C’EST GRATUIT !
et Merci à CIFA pour le spot radio et à Richard Landry pour la photo principale de cet article.